Chapitre 12
En disant à Saiman que je reconnaissais toujours ses yeux, je ne mentais pas. Il regardait le monde à travers un prisme d’intelligence, d’arrogance et d’un mépris subtil mais suffisant qu’il était incapable de cacher. Il me fallut exactement deux secondes pour l’identifier dans le hall à moitié désert de la Guilde, mais cette fois, ce ne fut pas à cause de ses yeux.
Il avait décidé d’apparaître sous la forme d’un jeune trentenaire. Quand j’entrai, il était de profil, en train de bavarder avec Bob, Ivera, Ken et Juke, assis à une table. La veste noire de Saiman montrait une légère influence chinoise avec son col droit et sa coupe ajustée qui accentuait sa taille fine et la ligne de ses épaules. Un pantalon sombre moulait ses cuisses musculeuses, mais il avait la silhouette longiligne d’un épéiste ou d’un coureur de fond, pas l’épaisseur d’un bodybuilder ni la fermeté d’un adepte des arts martiaux. Ses cheveux, de la couleur du bois sombre, lui descendaient jusqu’à la taille en vagues lisses.
Saiman se retourna à mon approche, me présentant un visage à l’ovale bien dessiné, une mâchoire décidée, un nez large et droit, et des yeux en amande d’un vert intense, aux paupières un peu lourdes. Il respirait le professionnalisme de la même manière que je pouvais parfois inspirer la crainte. Si je n’avais pas su qui il était et que je l’avais rencontré dans la rue, j’aurais pensé qu’il était l’un des hauts mages de l’université du coin, le genre d’homme capable de déchiffrer des runes de plus de trois mille ans et d’effacer un pâté de maisons d’un geste de la main. Au milieu des mercenaires, il ressemblait à un professeur d’histoire médiévale dans un bar de leveurs de fonte.
Saiman sourit, dévoilant des dents blanches et parfaites, et s’avança vers moi, s’écartant gracieusement d’une grande malle en bois.
— Kate, s’exclama-t-il, d’une voix douce de ténor. Tu es ravissante. Cette cape est une touche particulièrement intimidante.
— Je fais de mon mieux pour être menaçante, répondis-je.
— Tu aimes mon visage professionnel ? demanda-t-il doucement. Un mélange agréablement esthétique d’intelligence et d’élégance, n’est-ce pas ?
Sans oublier la modestie, bien sûr.
— Es-tu chinois, japonais, eurasien ? Je ne peux le déterminer, tes traits sont confondants.
— Je suis indéchiffrable, mystérieux et intellectuel.
Mais pas prétentieux pour deux sous.
— Tu n’as pas eu de problème pour faire passer cet ego par la porte ?
Saiman ne cilla même pas.
— Pas le moins du monde.
— Tu as réussi à glaner des informations de la part des témoins oculaires en utilisant ton intellect mystérieux ?
— Pas encore. Ils semblent vraiment mal à l’aise en ce moment.
Les Quatre Cavaliers avaient manifestement envie d’être ailleurs. J’observai le hall. Sur les vingt et quelques appels que j’avais passés ce matin, quatorze personnes avaient fait le déplacement, y compris Mark, qui s’appuyait contre un mur d’un air amer. Beaucoup de visages familiers. Les acteurs principaux de la Guilde étaient venus nous regarder travailler, Saiman et moi.
Je fouillai dans ma cape et en tirai le sac en plastique contenant le parchemin.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un parchemin magique.
Saiman prit le sac de ses longs doigts minces, le leva à la lumière et fronça les sourcils.
— Il est vierge. Tu piques ma curiosité.
Je sortis une feuille de papier de ma poche.
— Voici la liste des tests qu’il a subis à la DAP.
Saiman parcourut la liste. Un fin sourire recourba ses lèvres.
— Amusant. Donne-moi vingt-quatre heures. Je te dirai ce qui est écrit dessus ou qui pourra le lire. (Il glissa le sac en plastique dans sa poche.) On y va ?
Je me tournai vers les mercenaires.
— Nous avons besoin de cinq volontaires. Ne vous portez pas volontaire si vous n’avez pas bien vu le mec.
Bob leva la main.
— Nous quatre.
— J’ai besoin d’une personne supplémentaire, dis-je.
Mark s’avança.
— Moi.
Juke fit une grimace qui retroussa son petit nez de fée clochette gothique décoré d’un diamant.
— Tu n’étais même pas là.
Mark lui décocha un regard lugubre.
— J’étais là à la fin.
Ils se dévisagèrent d’un air mauvais.
— Ne nous disputons pas, intervint Saiman. Vous cinq, c’est parfait.
Il s’agenouilla devant la malle en vieux bois couvert de cicatrices, renforcé par des bandes de métal. Saiman claqua des doigts et fit apparaître une craie avec la grâce fluide d’un magicien bien entraîné. Il dessina un symbole complexe sur le couvercle de la malle. Un clic métallique et sec retentit. Doucement et avec beaucoup de précaution, Saiman souleva le couvercle et sortit une boule de bowling. Bleue et verte, traversée de dessins marbrés, la balle était abîmée par le temps et l’usage.
— As-tu déjà entendu parler de David Miller, Kate ? s’enquit-il.
— Non.
Saiman fouilla dans la malle et en tira cette fois une cruche de plastique vert kaki.
— David Miller était l’équivalent magique d’un idiot savant. Tous les tests démontraient qu’il possédait un pouvoir magique sans précédent. Il émanait de lui comme la chaleur d’une lampe électrique. (Il posa la cruche à côté de la balle.) Cependant, malgré de nombreuses tentatives de lui enseigner la magie, Miller n’apprit jamais à utiliser son don. Il eut une vie parfaitement quelconque et mourut de manière tout à faire ordinaire d’une crise cardiaque à soixante-sept ans. Après sa mort, on découvrit que les objets qu’il avait le plus touchés dans sa vie avaient gagné en magie. En manipulant de simples choses, leur propriétaire peut obtenir un effet surprenant et occasionnellement utile.
Intéressant.
— Laisse-moi deviner, tu as traqué ces objets pour les acquérir.
— Pas tous, admit Saiman. Les descendants de Miller ont fait l’effort concerté de disperser les objets en les vendant à des acquéreurs différents. Ils avaient décidé qu’il était dangereux de concentrer tant de pouvoir dans les mains d’une seule personne. Mais je les rassemblerai, un jour ou l’autre.
— S’ils étaient inquiets, pourquoi vendre les objets ? demanda Mark.
Saiman sourit.
— Le manque d’argent est la racine du mal, M. Meadows.
Mark cilla. Personne ne l’appelait jamais par son nom de famille.
— Je pensais que c’était l’amour de l’argent.
— On reconnaît là un homme qui n’a jamais eu faim, déclara Ivera.
— De plus, poursuivit Saiman, les membres de la famille s’inquiétaient de leur sécurité. Ils avaient peur d’être assassinés par des voleurs convoitant la collection de Miller. Vu la valeur de ces objets, leurs inquiétudes étaient fondées.
Il sortit un porte-clés de la malle et la referma.
— J’ai besoin d’une cruche d’eau et de cinq verres, s’il vous plaît.
Deux mercenaires rapportèrent tout cela de la cafétéria.
Saiman observa le sol et se dirigea vers la porte d’entrée, la craie à la main. Il traça un demi-cercle à près de trois mètres de la porte, sur la courbe qui faisait face au centre de la pièce, et y dessina un symbole étrange. Puis il traversa la pièce jusqu’à l’endroit où Solomon était mort, traça un demi-cercle plus grand contre la cage d’ascenseur et y dessina des cercles parfaitement ronds. Je les comptai. Dix.
— Des quilles de bowling ? demandai-je.
— Exactement.
Saiman retourna à la table, libéra les clés du porte-clés et les distribua aux Quatre Cavaliers et à Mark.
— Tenez-les entre vos mains et essayez de vous remémorer les événements. Qu’avez-vous vu ? entendu ? Quelle odeur flottait dans l’air ?
Saiman versa l’eau dans la cruche en plastique de Miller.
Ken, le mage hongrois étudia la clé.
— Quelle sorte de magie est-ce là ?
— Une magie moderne, expliqua Saiman. Chaque ère a sa propre tradition magique. Celle-ci est la nôtre. Il est improbable que vous revoyiez ce rituel durant votre vie. Cette magie est extrêmement rare et très délicate. Je ne l’utilise que pour des clients très particuliers.
Il me sourit.
Super ! Il venait de faire croire à toutes les personnes présentes que nous avions couché ensemble.
Je lui souris.
— Je vais m’assurer que le Chevalier Protecteur sache qu’il devra être très généreux dans sa compensation.
Prends ça dans les dents. Qu’ils arrivent seulement à sortir l’image d’un Ted Moynohan nu de leur esprit.
Après trente secondes, il reprit les clés, les remit sur le porte-clés et le plongea dans la cruche. Les clés tombèrent au fond. La magie jaillit de la cruche et me bouscula. On aurait dit que quelqu’un avait posé une patte velue sur mes yeux et mes oreilles avant de disparaître.
Saiman versa deux centimètres d’eau dans chaque verre et leva les yeux sur les témoins.
— Buvez, s’il vous plaît.
Juke grimaça.
— C’est dégueulasse.
— Je suis sûre que vous avez déjà avalé bien pire, Amelia, déclara Saiman.
— Amelia, intervins-je. Quel joli nom, Juke.
Elle fronça les sourcils en me regardant.
— Crève !
— Bois, répliquai-je.
Elle grimaça.
— Je t’ai déjà dit tout ce que j’ai vu.
— Notre mémoire est bien plus détaillée que ce que nous nous rappelons, expliqua Saiman. Vous pourriez être surprise de tout ce dont vous vous souvenez vraiment.
Juke avala l’eau cul sec.
Bob but la sienne avec une expression stoïque. Ivera regarda son verre et le vida d’un trait. Mark sirota le sien comme si c’était du whiskey. Ken dégusta son eau très lentement, gardant chaque gorgée longtemps en bouche, comme s’il tentait d’y trouver une connaissance nouvelle.
Saiman ramassa la boule de bowling.
— Restez assis, s’il vous plaît, pendant tout ce qui va suivre. N’interférez avec l’illusion d’aucune manière. Kate, tu peux bouger si tu le souhaites, mais ne traverse pas l’image. Tout le monde est prêt ?
Un assortiment de réponses affirmatives lui répondit. Il alla jusqu’au premier demi-cercle, tint la boule devant sa poitrine un long moment, se pencha, et l’envoya rouler sur le sol du hall. Une réalité différente fleurit sur le passage de la boule, comme si quelqu’un avait ouvert la fermeture Éclair du monde pour révéler le passé. Le meurtre de Solomon ayant eu lieu pendant l’après-midi, la lumière changea d’angle, définissant les bords de l’illusion : un ovale de neuf mètres à son diamètre le plus large.
La boule frappa le second demi-cercle, éparpillant les quilles imaginaires. Un strike parfait.
Deux hommes tombèrent dans l’ovale. L’un était Solomon, les yeux exorbités, le visage rouge brique. Il se reçut mal, mais parvint à rebondir pour se retrouver debout.
Son adversaire chut accroupi. Une lance tomba à côté de lui. Le Mary d’acier se redressa du haut de ses deux mètres. Une cape lui tombait sur les épaules, capuche relevée. De là où je me tenais, je ne voyais que le tissu sombre.
Je courus le long de l’illusion vers la cage d’ascenseur.
Solomon donna un coup de pied au Mary d’acier. Ce dernier se pencha pour l’éviter, sa cape volant autour de lui. Le pied du mercenaire passa à un cheveu de son visage. Solomon pivota pour un coup de pied arrière, mais le Mary d’acier le gifla du dos de la main. Solomon fit un vol plané et alla s’écraser contre la cage d’escalier, au moment où je freinais, près de lui, au bord de l’illusion.
Le Mary d’acier ramassa la lance et marcha sur nous ; chaque pas sonnait délibérément comme un coup de glas. La capuche se retroussa un peu et j’aperçus de grands yeux sombres, presque noirs, encadrés du velours épais de longs cils, qui scintillaient de pouvoir.
Une femme.
Je m’immobilisai. Il y avait quelque chose d’étrangement familier dans ces yeux. Si je restais immobile, je découvrirais quoi.
La Mary d’acier ouvrit la bouche. Les mots s’élevèrent, résonnant en moi.
— Je t’offre la divinité, imbécile. Accepte-la de bonne grâce.
Un anglais parfait. Pas d’accent. Aucun indice de sa nationalité. Merde.
La Mary d’acier saisit la chemise de Solomon de sa main gauche, le souleva de force contre la cage d’ascenseur et frappa. La tête de lance traversa la trachée du chef de la Guilde. Le sang jaillit. Solomon hurla, se contorsionnant sur la lance.
La Mary d’acier leva la main droite, doigts rigides comme des serres, et l’enfonça dans la poitrine de Solomon.
— Hessad.
« À moi. »
Le mot de pouvoir s’accrocha à Solomon. Son corps se tendit, se cambra. Il hurla de nouveau, un cri terrible et rauque de douleur pure. Le sang jaillit de sa poitrine avant de revenir en arrière, aspiré à l’intérieur de la blessure. Un long soupir épuisé s’échappa des lèvres de Solomon. Il s’effondra. Ses yeux se révulsèrent. Son corps trembla une dernière fois avant de se figer.
La Mary d’acier retira sa main de la poitrine de Solomon ; une boule de lumière rouge reposait sur sa paume. Je ne pouvais la sentir mais, instinctivement, je sus exactement ce que c’était. Du sang. Du sang concentré. Tout le pouvoir de Solomon, toute sa magie, son essence, contenue dans un unique globe lumineux et tremblant, enfermé dans le poing de la Mary d’acier.
Elle sourit.
— Enfin.
Elle se tourna, emportant le sang, et je vis les lignes tortueuses d’un tatouage à l’intérieur de son avant-bras. Les lettres explosèrent dans mon esprit. Un mot de pouvoir.
Le monde se mit à brûler autour de moi. La chaleur courut dans mes veines jusqu’aux plus fines. Mon corps se referma, luttant pour surmonter le choc.
La Mary d’acier se retourna, lentement, comme si elle se trouvait sous l’eau, et disparut, se fondant dans le vide.
La douleur me brisait. Je ne pouvais plus bouger, parler ni respirer. Par-dessus les battements de mon cœur qui résonnaient comme des coups de marteau dans mes oreilles, j’entendis la voix de Juke.
— Il a foutu une baffe à Solomon Red ! J’avais raté ça la première fois.
Ma vision s’effaça, remplacée par un brouillard de sang. Le mot de pouvoir me tuait. Je me concentrai dessus, tentant de franchir ses défenses. Ça faisait mal. Seigneur que ça faisait mal.
— C’est vraiment très intéressant, déclara Saiman. Tu ne penses pas, Kate ? Kate ?
— Qu’est-ce qui lui arrive ? demanda Ivera.
Le mot de pouvoir éclata sous la pression. Une lumière fulgurante pulsa devant moi et, soudain, je vis, clairement, parfaitement, Saiman qui me regardait depuis l’autre côté de la salle.
Le mot de pouvoir me frappa de l’intérieur, menaçant de me déchirer. Je devais le prononcer pour me l’accaparer.
Soudain Saiman comprit.
— Fuyez !
Trop tard. J’ouvris la bouche et le mot de pouvoir jaillit dans un torrent de magie.
— Ahissa !
La magie balaya la pièce. Les gens hurlèrent et s’enfuirent, se bousculant les uns les autres. Bob s’accrocha à la table à deux mains ; son visage était une grimace de peur et il hurla comme un taureau blessé. Ivera s’effondra sur le sol.
Je me sentais aussi légère qu’une plume. Les derniers échos de magie fouettaient l’air autour de moi, apportant à mon esprit la véritable signification du mot. Ahissa. « Fuyez. »
Toute ma force s’échappa par mes pieds. Je m’effondrai et glissai le long du mur.
Le hall était vide, il ne restait plus que Bob, haletant comme s’il avait une enclume sur la poitrine, Ivera qui pleurait doucement sur le sol et Saiman écrasé contre le mur opposé. Ses bras étaient recouverts de glace, ses sourcils étaient devenus bleu canard et les yeux qui me dévisageaient étaient ceux du géant de givre : froids, bleus, perçants comme des diamants sous une couche d’écume. Les yeux de la forme originelle de Saiman.
Nous regardions chacun le visage secret de l’autre. Je me rendis compte que je venais de terroriser la crème de la Guilde. Ils ne l’oublieraient pas. Le pire était que je venais de montrer ma maîtrise d’un mot de pouvoir à Saiman. Son regard me disait qu’il comprenait parfaitement ce qui venait de se passer et qu’il en était choqué. Sur une échelle de un à dix, ce désastre méritait un vingt. Si j’avais pu bouger, je me serais tapé la tête contre le sol.
Saiman se libéra du mur. La glace sur ses bras éclata en minuscules flocons de neige. Ses sourcils bleus tombèrent, chaque poil chutant doucement en tourbillonnant. De nouveaux sourcils noirs se formèrent, assortis à ses cheveux. L’intensité sauvage des yeux du géant de givre fondit en deux iris verts et calmes.
— Il semblerait que nous ayons eu une difficulté technique mineure, annonça-t-il avec une bonne humeur forcée. Mes excuses pour le dérangement. Ce type de magie n’a pas encore fait ses preuves.
Bob se pencha et souleva Ivera. Son visage indiquait qu’il ne croyait Saiman en rien. Il grogna, cala la longue silhouette d’Ivera dans ses bras et la sortit du hall.
Saiman s’approcha de moi et s’agenouilla. S’il essayait de me tuer, je ne pourrais pas y faire grand-chose. Respirer me demandait déjà un effort. La première fois que j’avais assimilé un mot de pouvoir, j’avais failli mourir. La deuxième, j’avais perdu environ deux heures. La troisième avait eu lieu pendant le tsunami et ne m’avait causé qu’une vague de douleur. Cette fois-ci, avec la magie normale, je me sentais totalement vidée. Je ne m’étais pas évanouie, je n’avais pas perdu de temps – je devenais meilleure à ce jeu, mais je n’avais plus aucune réserve.
Saiman caressa mon bras gauche du bout des doigts.
— Il y avait des mots, murmura-t-il. Des centaines de mots écrits à l’encre noire sur ta peau.
Des mots ? Quels mots ?
— Quoi ?
Il se reprit et se leva.
— Rien. Il vaudrait mieux qu’on s’en aille. Je vais rassembler les objets.
Je le regardai emballer la collection Miller dans sa malle et la porter dehors. Quand il revint, je parvins à me remettre debout et à me traîner vers l’extérieur. C’était mon corps, mes jambes et ils me devaient obéissance, putain.
Dehors, un groupe de mercenaires pâles attendait, rassemblé autour des Quatre Cavaliers et du Clerc. Quelques-uns fumaient, serrant leur cigarette de leurs doigts tremblants. Personne ne parlait, mais ils me regardaient comme si j’étais un pitbull enragé. Il fallait que je m’éloigne, j’étais facile à abattre et mon public, plutôt hostile.
— Que s’est-il passé ? demanda le Clerc.
— Un petit accident avec le sort, expliqua Saiman. Entièrement ma faute.
Il me couvrait. Saiman vivait d’informations et le prix d’un secret était inversement proportionnel au nombre de personnes qui le connaissait, ainsi qu’il me l’avait jadis expliqué.
Il fallait pourtant que je dise quelque chose.
— Désolée de vous avoir dérangés.
— Avez-vous au moins trouvé ce que vous cherchiez ? demanda le Clerc.
— Oui, merci, répondis-je.
— À votre service, laissa tomber Bob, lugubre.
— La Guilde est toujours prête à coopérer avec l’Ordre, ajouta Mark.
Sur un dernier salut de la main, je les quittai pour rejoindre le parking. Une femme. Des yeux sombres. J’aurais aimé voir son visage.
Le staccato d’un pas rapide me rattrapa.
— Je serais ravi de t’emmener, dit Saiman en me rejoignant. Le moteur de ma Volvo est enveloppé de vinyle densifié entre deux couches de mousse polyester. C’est assez efficace pour atténuer les basses fréquences.
— Fascinant.
La plupart des voitures fonctionnant à l’eau faisaient un boucan assourdissant.
Saiman m’adressa un fin sourire.
— Mon véhicule est relativement silencieux, selon les standards des moteurs enchantés. Si tu acceptes, tu pourras te reposer.
Et il pourrait me poser toutes sortes de questions intéressantes. J’étais fatiguée mais pas assez pour me risquer dans la voiture de Saiman.
— Merci, mais non merci. Je ne peux pas abandonner ma mule. Et j’ai un passager.
Il eut un regard interrogateur.
— Un passager ?
Je sifflai et le chien sortit de sa cachette derrière Souci.
Saiman toisa mon compagnon canin avec une expression d’horreur pure.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Mon caniche de l’enfer.
Saiman ouvrit la bouche, la referma, l’ouvrit de nouveau. Une grimace déformait son visage. Une lutte violente se jouait en lui.
— Essaies-tu de trouver quelque chose de gentil à dire ?
Il me regarda, impuissant.
— Je ne peux pas. C’est vraiment une créature atroce.
— Si tu veux m’emmener, cette créature atroce devra monter dans ta voiture.
La douleur sur son visage était hilarante.
— Ne pouvons-nous pas simplement… ?
— Je crains bien que non.
Le chien trottina autour de moi puis se mit à vomir à un centimètre de ma botte gauche.
— Délicieux, s’exclama Saiman alors que le chien, après avoir gerbé tout son saoul, urinait sur le mur le plus proche.
— C’est un animal aux plaisirs simples, expliquai-je.
Saiman se pencha en arrière, regarda le ciel, soupira et dit :
— Très bien. Ton goût en matière de chien est aussi scandaleux qu’en matière de vin. C’est bizarre que tu n’aies pas appelé cette chose Boone.
Cela faisait longtemps que je n’étais pas allée acheter de l’alcool chez Boone’s Farm. Boire n’était plus mon divertissement préféré.
— S’il te plaît, n’insulte pas mon loyal compagnon.
Saiman se retourna et marcha rapidement vers son véhicule profilé, défiguré par le capot gonflé contenant le moteur à eau enchanté.
Je caressai le caniche.
— Ne t’inquiète pas. Je te laisserai le mordre s’il dépasse les bornes.
Le chien remua la queue. Soit Saiman avait une odeur appétissante, soit mon caniche avait de bons instincts.
Je montai sur le dos de Souci et la fis avancer. Je vacillais un peu mais, même si je ne tombais pas en chemin, je finirais probablement dans un tas de neige. N’importe quel atterrissage qui ne me cassait pas les pattes était un bon atterrissage.